28 – UN VIEUX PARALYTIQUE

À l’extrémité de la rue de Rome, Fandor s’arrêta.

— Après tout pensait-il, c’est fort bête ce que je fais là ? Pourquoi cette phrase comminatoire :

« Venez si vous vous intéressez aux affaires de Lady B... et de F... »

Lady B... c’est lady Beltham, F... c’est Fantômas !...

Ah çà ! est-ce que cette lettre-là ne serait pas tout simplement destinée à m’attirer dans un guet-apens ?

Ah ! si seulement je pouvais prendre conseil de Juve !

Mais depuis quinze jours, Jérôme Fandor n’avait point revu Juve !

Il avait été plusieurs fois le demander à la Sûreté, plusieurs fois aussi, il s’était présenté chez lui, Juve était introuvable ! Juve avait disparu !...

***

— Si seulement j’avais pu voir Juve ! Parbleu, il m’aurait conseillé, il m’aurait dit au moins si je devais, ou non, me rendre à l’invitation de ce Mahon...

Fandor reprit sa marche, suivait le boulevard Pereire.

— Je ne vais pas me laisser intimider, n’est-ce pas ?...

Fandor s’arrêta devant un immeuble d’assez belle apparence du boulevard Pereire Nord. Délibérément, il en franchit la porte d’entrée, suivit le vestibule, atteignit la loge de la concierge :

— S’il vous plaît. Madame ?

— Monsieur ?

— Je voudrais vous demander un petit renseignement, vous avez bien ici un locataire du nom de M. Mahon ?

— Monsieur Mahon ? parfaitement, au cinquième, la porte à droite.

— Merci, Madame, mais je voudrais vous demander quelques détails sur lui... je viens... je viens pour lui faire contracter une police d’assurances... et je désirerais... savoir, Madame, quelle peut être, à peu près, la valeur des meubles qui garnissent l’appartement !... Quel genre d’homme c’est, ce M. Mahon ?... Quel âge il a... à peu près, bien entendu !...

— Mon Dieu, Monsieur, c’est très facile... il n’y a pas longtemps que M. Mahon habite dans la maison. Il ne doit pas être très riche... je crois d’ailleurs que c’est un ancien officier de cavalerie.

— En effet ! approuvait Fandor.

— En tout cas, c’est un bien charmant homme, un locataire idéal... d’abord il est infirme, à peu près paralysé des deux jambes, je crois, il ne sort jamais le soir... et puis il ne reçoit personne.

Fandor se confondit en remerciements :

— Madame, vous êtes infiniment aimable !...

— Mais du tout, du tout. Monsieur, c’est moi qui vous remercie...

Jérôme Fandor sonna à la porte qu’on lui avait indiquée. Il fut surpris par un bruit étrange, un roulement doux...

— Ah ! j’y suis, fit-il, ce pauvre homme doit, dans son appartement, rouler dans un grand fauteuil à roues caoutchoutées.

Jérôme Fandor ne s’était pas trompé. La porte à peine ouverte, il aperçut, assis dans l’un de ces sièges que les malades peuvent faire mouvoir par l’intermédiaire des roues, un vieillard d’une grande distinction qu’il salua aimablement :

— Monsieur Fandor ?

— Lui-même, Monsieur !...

M. Mahon avança son fauteuil, et de la main il pria Fandor d’entrer :

Sur le seuil de la pièce, Jérôme Fandor, instinctivement, hésita.

Mais derrière lui, une voix cordiale, dont le timbre lui était familier, criait :

— Entre donc, espèce d’idiot !

— Juve ! Juve !...

— Mais oui, mon vieux !...

— Ah, par exemple !

— Dis encore après cela que je ne sais pas me grimer !

— Mais quelle comédie jouez-vous donc ici ? Pourquoi cette chambre éclairée ?...

— Où je brûle énormément d’électricité ? continuait Juve. Dame, mon petit, tu supposes bien que je dois avoir mes raisons pour agir de la sorte ?...

— Et puis, qu’êtes-vous devenu ?

Juve esquissa un pas de polka, car la stupéfaction, l’ahurissement de Fandor l’amusait infiniment :

— Si monsieur veut bien prendre un siège. Moi, tu comprends, je préfère rester un peu debout. Comme il faut toute la journée que je joue les vieux militaires paralysés, je ne suis pas fâché de me dégourdir les jambes.

— Mais enfin ?

— Enfin, tu veux savoir ? Eh bien, écoute-moi ! Voici le fidèle récit de mes pauvres aventures : ... Quand tu es revenu l’autre jour en me disant que tu avais rencontré Lady Beltham et que cette femme, que je croyais morte, était vivante et qu’une fois de plus je m’étais fourré le doigt dans l’œil dans une affaire touchant à Fantômas, je t’avoue franchement que j’ai pensé devenir fou !... Parbleu, j’ai dissimulé mes impressions... Question de vanité, mon cher... Mais enfin j’étais furieux. La filature était interrompue, il fallait coûte que coûte trouver le moyen de renouer l’enquête, d’enchaîner, d’arriver à la vérité.

— C’est vrai...

— Bien ! moi je me suis décidé à partir sur de nouvelles bases. Au lendemain de l’affaire Dixon, de la tentative d’assassinat opérée contre ce pauvre diable, j’avais naturellement, c’était une précaution élémentaire, mis trois de mes meilleurs agents aux trousses de cet Américain. Pas parce que je me méfiais de lui, mais j’avais comme une idée que cet individu, si bizarre que cela puisse sembler, prendrait rapidement un sérieux béguin pour la jolie Joséphine. Les hommes, mon cher, sont tous des imbéciles, et qui plus est, des malades ! Joséphine avait failli le faire étrangler, je pourrais évaluer à quatre-vingt-dix-neuf pour cent les chances qu’il y avait à ce que Dixon voulût revoir la jolie fille... Crac ! ça y était, un beau matin mon agent Michel est arrivé chez moi, porteur de précieux renseignements.

Dixon avait revu Joséphine, ou plutôt Joséphine était revenue voir Dixon, probablement pour se justifier à ses yeux, et la comédie classique s’était jouée...

— La comédie ?

— Mais oui ! larmes, scène d’attendrissement, offres de régénération, cœur touché, etc., etc., l’histoire avait fini comme il était à prévoir. Michel m’affirmait que Joséphine avait accepté de devenir la maîtresse de Dixon et que celui-ci s’apprêtait à l’entretenir très gentiment...

— Nom d’un chien !

— Mais il n’y a pas de quoi s’étonner, c’est naturel !... Michel, bien entendu, s’était arrangé pour savoir tous les détails utiles, il pouvait me donner l’adresse de l’appartement où Joséphine allait vivre désormais, non pas en grande cocotte, mais en petite bourgeoise, recevant la visite régulière d’un excellent ami... tu saisis la nuance ?

— Allez... allez, Juve !...

— Bougre d’impatient ! Cet appartement, mon petit, était situé au 33 ter du boulevard Pereire Sud, c’est-à-dire à droite de la voie de chemin de fer, appartement au quatrième... Ici nous sommes au 24 bis, du boulevard Pereire Nord, à gauche de la voie de chemin de fer, au cinquième et juste en face...

— De l’appartement de Joséphine, continuait Fandor...

— Comme tu as l’honneur de le dire !...

— Et vous êtes là pour observer chez Joséphine ?

— Non, reprenait Juve en riant, n’oublie pas que Juve n’est pas là, le personnage qui habite ici c’est le vieux Monsieur Mahon, ancien officier de cavalerie !

— Oui, mais...

— Mais quoi ?

— À quoi s’occupe-t-il Juve, ce vieux Monsieur Mahon ?

— À quoi ? tu vas le voir, mon petit. Il ne faut pas que je reste trop longtemps dans cette chambre, cela étonnerait certainement mes voisins qui commencent à connaître mes habitudes de pauvre vieux qui s’ennuie...

Et souriant, Juve continuait :

— Je ne me gêne pas avec toi, n’est-ce pas ? je fais comme si tu n’étais pas là ?... eh bien, regarde la comédie !...

Juve se réinstalla dans le fauteuil roulant, tira une lourde couverture sur ses jambes... sa physionomie mobile, instantanément se modifia, perdit l’expression amusée qu’il avait : Juve installé dans son fauteuil était redevenu vieux !

— Mon cher ami, nasillait-il, voulez-vous m’ouvrir la porte ?

Et comme Fandor, en riant, lui rendait le service sollicité, Juve, poussant son fauteuil par le moyen des roues caoutchoutées, se dirigeait vers la pièce claire que Jérôme Fandor avait aperçue en rentrant.

— Vous voyez, mon cher ami, faisait-il, que je suis très sainement ici... il y a beaucoup d’air... et puis je laisse toujours la fenêtre ouverte et grâce à cette terrasse où je peux rouler mon fauteuil, c’est un peu comme si je vivais perpétuellement dehors...

— En effet, répondit Fandor ; mais, mon cher M. Mahon, vous ne craignez pas pour vos rhumatismes ?

— J’en ai vu bien d’autres à la guerre !...

Juve et Fandor, en vérité, tous deux, possédaient un fond de gaminerie qui eût surpris bien des gens ignorant que le courage s’allie le plus souvent à la gaieté.

— Tenez, mon cher ami, poursuivait Juve, prenez donc le livre qui traîne sur la table et faites-moi un peu de lecture à haute voix. Ah ! au fait ! vous seriez aimable aussi de me passer cette longue-vue.

Jérôme Fandor avait à peine satisfait au désir du policier que Juve braquait la lorgnette vers l’extrémité du boulevard Pereire, dans la direction de la porte Maillot.

— Mademoiselle Joséphine, disait-il à voix basse, a depuis quelque temps la manie d’entretenir ses ongles avec un soin extrême... elle les fait briller au polissoir.

— Ah ! ça, interrompait Fandor, qu’est-ce que vous me chantez là, M. Mahon ?

— Ce que je te chante ? mais je te dis ce qui se passe chez Joséphine en ce moment.

— Comment pouvez-vous le savoir ? vous regardez, non pas vers la maison d’en face, mais à l’extrémité du boulevard ?

Juve posait sa lorgnette sur ses genoux. Un bon rire le secouait :

— Tiens, fit-il, j’aime mieux ne pas te faire languir... J’attendais cette observation de toi... mais, sacré animal, remarque donc comment est faite cette lunette... Ne vois-tu pas que les lentilles qui sont au bout, sont là tout bonnement pour la frime et qu’il y a tout un système de prismes dans l’intérieur ? Mon cher Fandor, avec cette longue-vue, on voit, non pas en face de soi, mais sur le côté. Autrement dit, quand je la braque sur l’extrémité du boulevard Pereire, ce que je regarde en réalité, c’est tout bonnement la maison d’en face !

Fandor ne pouvait que s’incliner, il allait féliciter son ami de cette nouvelle habileté, Juve ne lui en laissait pas le temps. D’une question, il ahurissait à nouveau le journaliste.

— Dites donc, mon cher, est-ce que vous êtes militariste ?

— Hein ?

— Je vous demande si vous aimez l’armée ?

— Mais, Monsieur Mahon...

— Parce que je crois pouvoir vous annoncer que les deux soldats que vous apercevez là-bas vont venir...

— Vous voir ? précisait Fandor.

— Comment le sais-tu ?

— Par votre concierge !

— Tu l’as interviewée ?

— Parbleu ! je l’ai fait causer un peu sur cet excellent M. Mahon.

Au tour de Juve de rire :

— Sacré animal, va !

D’un mouvement souple, Fandor, à l’invitation du policier, venait de reculer le fauteuil roulant, de fermer la fenêtre.

— Tu comprends, expliquait Juve, il n’y a rien d’étonnant pour mes voisins à ce que je reçoive la visite de deux soldats !... Mais je ne tiens pas à ce que des tiers entendent ce qu’ils peuvent me dire.

On sonnait à la porte de l’appartement.

— Va ouvrir, Fandor, je ne quitte pas pour eux mon fauteuil de paralytique ; on voit à travers les rideaux...

Introduits par Fandor, les deux soldats serrèrent cordialement la main de Juve, prirent des sièges en face de lui.

Ce n’était point le moment pour eux de garder des attitudes respectueuses, ils étaient des amis aux yeux de qui pouvaient les observer ; il fallait qu’ils en eussent les gestes.

Gouailleur, Juve regardait Fandor.

— Crois-tu que l’uniforme leur va bien ?... tu reconnais Michel et Léon ?

— Oh ! parfaitement, fit Fandor souriant lui aussi, mais pourquoi diable avoir choisi ce déguisement ?

— C’est, ripostait Juve, l’un des meilleurs qui soient connus pour les filatures un peu longues. On ne fait pas attention à l’uniforme d’un soldat, parce qu’il y a des soldats partout et, d’autre part, on reconnaît difficilement un civil qui soudain, sans qu’on s’y attende, porte l’uniforme... Mais, assez bavardé. Quoi de nouveau, Michel ?

— Chef, des choses assez graves...

— Ah ! quoi donc ?

— Voici, chef ! Conformément à vos instructions, puisqu’il n’était plus nécessaire de surveiller la nommée Joséphine, nous nous sommes attachés à suivre la piste de la supérieure du couvent de Nogent.

— Donc, il y a une piste ? précisait Juve.

— Oui, chef, il y a piste et il y a filature.

— Très bien, et que vous a appris cette filature ?

— Ceci, chef : tous les mardis soirs, la supérieure du couvent quitte Nogent et s’en va à Paris.

Juve tressaillait violemment.

— Où ?

— À l’une des succursales de sa maison religieuse, boulevard Jourdan.

— Numéro 180 ?

— Oui, chef... vous saviez ?

— Non, dit froidement Juve. Mais, continuez Michel. Que va-t-elle faire à cette succursale ?

— Chef, il y a là quatre ou cinq vieilles religieuses...

— Très bien. Après ?

— Eh bien, chef, la  supérieure arrive le mardi soir, passe la nuit à la succursale et le lendemain, c’est-à-dire le mercredi, elle retourne au couvent de Nogent, vers une heure de l’après-midi. Il est probable qu’elle vient à la succursale pour donner des ordres... en tout cas, nous nous sommes assurés, Léon et moi, qu’elle n’y recevait aucune visite, que personne ne venait jamais la demander.

Mais Juve semblait mécontent du rapport de son agent.

— Et vous ne savez rien d’autre ?

— Non, chef.

— Votre rapport se résume donc à ceci, Michel : la supérieure va passer chaque semaine une nuit entière boulevard Jourdan.

— Oui, chef.

Juve se taisait, réfléchissant. L’agent Michel l’interrogeait.

— Faut-il continuer la filature, chef ?

— La filature ! dit Juve, énigmatiquement. Enfin ! non ; ce n’est plus la peine. Vous allez, Michel, retourner, dès ce soir, à la Préfecture, et vous mettre à la disposition de M. Havard. Vous lui direz que, momentanément, je n’ai plus besoin de vous.

Le rapport terminé, les deux soldats prirent congé.

— Eh bien, Juve ?

— Eh bien, Fandor ?

— Que concluez-vous de ce que vous venez d’apprendre ?

Juve haussait les épaules :

— Que Michel est un imbécile...

— Mais...

— Il n’y a pas de mais, Fandor, c’est comme je te le dis. La supérieure... Lady Beltham, pour nous deux, va passer la nuit boulevard Jourdan ! 180, boulevard Jourdan ! Voilà tout ce que cet agent a su découvrir !... c’est véritablement fort...

— Mais, qu’y a-t-il donc ? que devinez-vous Juve ?

— Hé ! je ne devine rien, je sais !... Tiens, Fandor, le 180 du boulevard Jourdan, c’est une maison que je connais, c’est une maison qu’il n’est pas permis à la police d’ignorer. Il s’est passé là, jadis, il y a vingt ans, peut-être, un scandale qui aurait dû attirer l’attention du monde entier, que diable ! Aucune importance d’ailleurs.

« Je n’en ai retenu qu’une chose, moi, c’est que la maison a deux issues, l’une sur le boulevard Jourdan, l’autre sur une sorte de terrain vague qui conduit aux fortifications. Deux issues, tu comprends ce que cela signifie, Fandor ?

— Que pour vous, Lady Beltham ne reste pas boulevard Jourdan !

— Parbleu ! Et ce qui m’enrage, c’est de constater qu’un agent comme Michel n’a même pas été fichu de deviner que la maison du boulevard Jourdan, c’était tout simplement l’endroit où Lady Beltham venait changer de robe, pour courir à d’autres rendez-vous.

— Mais alors, pourquoi n’avez-vous pas ordonné à Michel de reprendre à cette issue secrète la piste de Lady Beltham ?

Juve secoua la tête :

— Je m’en serais bien gardé, dit-il... dans une opération aussi délicate, je préfère me fier à moi-même.

Fandor réfléchissait :

— Tenez, Juve, je vais peut-être vous dire une absurdité, mais pour moi, j’imagine que nous aurions tout intérêt à surveiller la maison de Neuilly...

— Une absurdité ? Eh ! eh ! Fandor, il me semble tout au contraire que tu deviens joliment fort...